Alexandre Joly

Olfaction susurrante à fleur de peau
C’est comme si tout commence et se termine dans son atelier. À moins que son atelier soit l’installation qui restera à jamais la plus en adéquation avec sa démarche artistique. Il pourrait s’agir aussi d’un laboratoire de stockage de matériaux divers – mais bel et bien choisis – et de quoi les assembler et les lier les uns aux autres par des fils bien visibles.
Ces éléments sont injectés de vibration. Un écureuil empaillé se fait transpercer de toutes parts par de longues aiguilles d’acupuncture équipées de pastilles piezos, et voilà la carcasse du petit animal réanimée pour quelques instants, reliée à une seille remplie d’eau dont la surface se met à onduler. De la même manière, un canard naturalisé est accroché à deux mètres du sol, singeant un vol dont la trace est laissée par un nuage de coton ouaté opaque.
Et si Alexandre Joly revisitait le genre de la « nature morte » par le biais d’interventions à la fois ludiques et morbides ? Pour matérialiser le fantasme, un jeu particulier est engagé avec l’art de la taxidermie, cet arrangement (du grec ancien táxis) de la peau (dérma).
Comme un rébus déployé dans l’espace, parfois à même le sol, des bouts de matière animale, des sons enregistrés, des tourne-disques doublés de rouleaux de scotch, des souvenirs et des émotions réchauffés ; des fragments assemblés en un dispositif dans lequel est insufflée une pulsation mécanique. Un ventilateur fait voler et frémir une peau de chèvre, une rotation électrique fait tourner une carcasse de vache sur elle-même.
Nostalgie ? Alexandre Joly, à bien l’écouter, invoque l’enfance mais surtout le rêve. Ce n’est pas vraiment d’absence ou de disparition dont il s’agit mais plutôt de ces montages incongrus que l’on découvre parfois avec étonnement au réveil. Pourquoi est-ce qu’une ritournelle hawaïenne devrait sortir du trou du cul d’une vache traitée par un taxidermiste ? C’est pourtant ce que l’on constate si l’on s’assied sur l’une des chaises miniatures de l’installation Tropical corner. À quoi rime ce manège ? Alexandre Joly explique que la steel ou slide guitare permet des techniques de jeux exploitées à la fois dans la country music et certaines musiques hawaïennes. Au-delà de ce lien entre les sonorités du terroir et celles d’un certain exotisme, est-ce avec un imaginaire enfantin que l’on doit se laisser bercer pour soudain s’émerveiller de la machine à fumée qui nous crache un petit nuage teinté de vert grâce à un spot accroché au coin d’un cabanon discothèque de plage pour touristes à l’autre bout du monde ? Le corps n’est pas bronzé mais bien poilu. Il n’en reste que la surface qui constitue le revêtement d’une sculpture en résine, la réplique de la vache choisie, heureuse élue de l’abattoir.
Des poils aux plumes : une ribambelle de paons mâles a été mise à contribution pour le tapis rond invitant au Repos du guerrier. Mais impossible de se vautrer : un tel acte viendrait détruire la disposition du plumage qui ressemble à un alignement de grands yeux morts. Le paon, qui perd son plumage en hiver et le retrouve au printemps, a souvent symbolisé l’immortalité ou même la promesse de la résurrection. C’est là qu’intervient le léger souffle du ventilateur, comme la respiration du dormeur qui gît à côté du tapis rond, à moins que ce ne soit le cadavre de la proie, car l’artiste ne nous donne à voir qu’un tas recroquevillé, une peluche recouverte elle aussi des nobles plumes. Ainsi le guerrier et sa petite mort, sa victime et sa peau, tout est unifié pour un dispositif plongé dans un univers sonore volontairement soporifique, obtenu par une bande son mêlant sons de cloches tibétaines, sonnettes d’appartement, vent dans les arbres et bruits d’animaux. Deux minutes de montage qui se répètent inlassablement, comme la vache qui nous passe sous le nez, encore et encore.
Encore des plumes de paon pour recouvrir trois kayaks accrochés aux branches de la forêt de la manifestation « Môtiers 2007, art en plein air ». Des objets aquatiques soudain volants et dont la nouvelle ergonomie se solde par le titre Escadron. Le trio est uniformément orienté dans une direction dictée par la végétation du lieu. Dans la nature, pas besoin de mécanique pour signifier la vie car elle est déjà cette grande horloge dont parle Descartes :
Tous les mouvements que nous faisons sans que notre volonté y contribue (comme il arrive souvent que nous respirons, que nous marchons, que nous mangeons, et enfin que nous faisons toutes les actions qui nous sont communes avec les bêtes) ne dépendent que de la conformation de nos membres et du cours que les esprits excités par la chaleur du cœur, suivent naturellement dans le cerveau, dans les nerfs et dans les muscles, en même façon que le mouvement d’une montre est produit par la seule force de son ressort et la figure de ses roues.
(Les passions de l’âme, «Première partie : Des passions en général, et par occasion de toute la nature de l’homme, Art. 16. Comment tous les membres peuvent être mus par les objets des sens et par les esprits sans l’aide de l’âme», 1649)
C’est sans doute un peu plus complexe que ce que le père de la Méthode voulait nous faire croire. De cette grande nature, Alexandre Joly nous en assemble des éléments épars et les agite subrepticement : une chance pour nous de s’attarder sur certains d’entre eux. Histoire de mieux les sentir, à défaut de les comprendre.

Donatella Bernardi
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