Felice Varini

Felice Varini : le travail du regard
Varini pose des traces dans l’espace qu’il habite, et ces traces sont des pièges à regard. Investissant l’espace, il lui assigne une double fonction. D’abord de signifier, précisément de se signifier lui-même. Lignes colorées, sans signification propre, sans référent visuel ou culturel, les formes déposées par Varini sur les surfaces que rencontre le regard imposent l’espace comme obstacle. Obstacle à la vision, révélé tel par la vision même, obstacle à la compréhension par le spectateur de sa place de spectateur, obstacle à la perception de l’espace en tant que réalité. Ces graphes deviennent signes. Signes d’un malaise dans la perception, mais également signes de piste.

L’espace où nous sommes plongés, dès lors que nous y rencontrons une œuvre de Varini, nous devient étranger, nous redevient étranger. Les bribes de l’œuvre que nous percevons d’abord introduisent une perturbation dans le parcours du regard. Elles mettent en péril la continuité de notre environnement. Elles brisent l’illusion confortable d’un ordre calme et durable. Elles nous enjoignent de reconstruire une totalité, rapprochement improbable de fragments dispersés.

Soudain nous nous retrouvons égarés dans le dédale primitif de la vision brute, dépouillée de ses habitudes et de ses repères. Nous sommes renvoyés à l’à peu près de la construction du monde par les sens, propulsés dans le désordre des associations libres et hasardeuses, du côté du rêve et de la projection. Et dans le quiproquo fondateur de notre existence spatiale. Les façades, les murs, les plafonds, les tuyaux qui les parcouraient sagement, les lignes ordonnées et rassurantes de la perspective et de l’architecture, le paysage se révèlent pour ce qu’ils sont : un amas informe et aléatoire, rencontres sédimentées du temps cosmique et du temps humain. Amas sur lequel l’usage du monde, les chemins coutumiers, symboliques ou triviaux, le parcours blasé des yeux, la forme de nos corps et de nos sociétés façonnées l’une par l’autre, la culture en somme, a projeté un ordre, incontestable parce que caché, caché parce qu’imprimé en chacun de nos corps, de nos gestes, de nos mouvements, dans nos pensées mêmes.

Et Varini enjoint à l’espace de révéler. De se révéler, désordre absolu et lieu de tous les rapprochements, hasards objectifs et constructions raisonnées. Complexité inextricable contenant toutes les figures, tous les motifs, interactions infiniment multiples des formes, des masses, des couleurs et de la pensée qui les organise. Le surgissement du fragment dans la continuité d’une perception que nous croyions naïvement globale, nous révèle la règle cachée. Chaque fragment du monde – et y en a-t-il de plus ténu que nous-même ? – ne prendra jamais sens qu’en corrélation avec tous les autres. Chez Varini, la totalité n’est pas une forme a priori de la connaissance sensible et rationnelle. Elle ne procède pas de la pluralité. Au contraire, chaque fragment, aussi « abstrait » soit-il, porte l’écho de la totalité.

Mais comment percevons-nous cet écho lointain et déformé ? N’est-ce pas justement l’écho en nous-mêmes de l’idée même d’ordre, de la notion d’œuvre qui est mis en résonance par Varini ? Révélées comme catégories a priori de notre raison ? Et démasquées comme telles ? La rencontre des signes (car dès lors les fragments font sens, en puissance sinon en soi) placés sur notre chemin nous met littéralement en mouvement, à la recherche de la totalité manifestée par l’œuvre. Ce déplacement à la recherche de la forme réalise spatialement le décentrement provoqué par la mise en déséquilibre de nos trop confiantes illusions.



 
Une œuvre de Varini est une anti-Joconde. Le regard y fait l’œuvre, assemble ses parties et leur donne sens dans la juxtaposition des plans disjoints qui les portaient. Et cette réunion des parties séparées reforme l’unité brisée de l’espace et du spectateur. Il n’est pas indifférent que Varini nous invite à recréer, par un regard renouvelé sur notre propre environnement, des formes parfaites, cercles, droites, ellipses. Des formes élémentaires, symboliques de l’unité du monde, cadre pour l’espace dans l’espace, contenant et contenu. L’opposition du sujet et du fond est rejetée par l’achèvement totalisant de la figure et de l’espace qui la contient – qui nous contient.

Nous sommes passés d’un ordre apparent dans lequel l’irruption du fragment a révélé le chaos et l’angoisse latente, à un ordre renouvelé par le travail d’élaboration auquel nous nous sommes livrés. Des éléments coexistaient dans le temps du regard. Désormais ils entretiennent des rapports spatiaux que nous avons construits dans un mouvement de l’inconscient au conscient : ce que nous percevions confusément, nous l’avons reconnu. Désormais nous le connaissons, nous nous connaissons mieux.

Joël KOSKAS
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